lundi 18 avril 2011

Trente quatrième billet de Carême : Lundi saint

"Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous. Moi, vous ne m'aurez pas toujours" 12, 8

Il faut se laisser surprendre par l'Evangile, c'est la meilleure manière de s'en approcher. Le même Christ nous dit "Tout ce que vous aurez fait au plus petit, c'est à moi". Mais aujourd'hui Il nous demande de passer avant les pauvres : "Les pauvres, vous en aurez toujours !" Comment comprendre cela ?

Il y aurait une première façon de justifier cette phrase : indiquer qu'il existe un ordre dans la charité : l'amour de Dieu permet l'amour du prochain et pas l'inverse. Les pauvres, oui, mais le Christ d’abord.

Cette idée qu’il y a un ordre de l’amour, on la trouve littéralement chez saint Thomas d’Aquin, dans son Traité de la charité, mais elle ne correspond en rien à l’univers dans lequel nous évoluons aujourd’hui. Pour nous, au contraire, tout est bon du moment que « l’amour est là ». On ne met pas de hiérarchie dans nos amours… Dans cette vie rêvée (ou fantasmée) qui est notre univers mental, moral et médiatique, l’amour devrait être toujours beau, toujours bon et donc toujours dominant. Et en même temps, la vie réelle ne laisse pas beaucoup de place au fantasme. Tout le monde préfère le calcul. Nous explosons entre bons sentiments et raison égoïste et nous ne posons plus sérieusement la question de l’amour. Nous ne nous demandons plus quelle est notre amour – sauf à l’avoir rencontré de manière inopinée…

L’amour n’est ni calcul ni fantasme. Je dirais qu’il fait échec aux calculs dans sa propension à se situer au-delà des apparences, et qu’il vaut mieux que le fantasme, dont la première caractéristique est d’être toujours fantasmé, rêvé.

Qu’est-ce que l’amour ? Au fond, c’est cette question que nous pose la formule paradoxale du Christ sur les pauvres : « Les pauvres vous les aurez toujours avec vous et moi vous ne m’aurez pas toujours ». Et la réponse apparaît clairement dans l’enseignement du Christ : si l’amour est un choix, il doit être le choix du Meilleur. Lorsque l’on a le choix entre les pauvres et le Christ, lorsque ce choix est drastique, lorsque choisir l’un c’est exclure l’autre, il vaut mieux choisir le meilleur, c’est-à-dire en l’occurrence choisir le Christ.

Cela peut, cela doit nous scandaliser aujourd’hui. Nous confondons amour et misérabilisme. Nous avons l’impression que l’amour est destructeur des valeurs. Nous croyons, à tout le moins que l’amour instaure son propre système de valeur : tout doit être apprécié en fonction de ce que j’ai décidé d’aimer. L’ordre auquel l’amour doit se conformer, cette priorisation, cette capacité à établir des priorités, et cet impératif du choix, cette idée qu’aimer c’est nécessairement préférer une chose à une autre, un attrait à un autre, en fonction d’une délibération non pas rationnelle, mais à tout le moins raisonnable, voilà tout ce qu’évoquait Thomas d’Aquin, en parlant d’un « ordre de l’amour. Dans la réalité de nos existence, à quelques exception près, cette priorisation n’est plus compréhensible dans notre univers culturel. Nous ne comprenons d’ailleurs plus la fameuse phrase de Pascal sur l’amour qui a ses raisons que la raison ne connaît pas, parce que nous ne voyons pas que l’amour puisse avoir des raisons, en dehors du sujet qui aime, de ses glandes, de ses aspirations, de ses fantasmes. La hiérarchie des amours est inscrite seulement dans la personne de chaque amant : est-ce un besoin, une relation stable, un sentiment durable, un goût plus ou moins prononcé, une option posée, une convenance, une facilité ? L’ordre amoureux dont on parle, il est tout entier dans le sujet qui aime

Envisager que l’amour recèle une quelconque forme d’objectivité, imaginer qu’il faille considérer non pas le sentiment de celui qui aime, mais la qualité de la relation amoureuse entre celui qui aime et ce qu’il aime, cela dépasse notre entendement. C’est pourtant cela que le Christ nous explique. Notre amour pour lui aura toujours infiniment plus de valeur que notre amour pour les pauvres, même si l’un mène à l’autre.

Sacrilège fait à la morale humanitaire qui nous domine de tout son poids de bonne et de mauvaise conscience ? Je crois qu’il faut être intérieurement très riche pour aimer les pauvres. Je ne parle pas de portefeuille. Mais il y a une avidité du pauvre. Le pauvre n’est pas un personnage idéal. C’est un homme comme nous avec les mêmes défauts que nous et en prime la pauvreté, qui au lieu de le libérer des biens matériels l’y attache.

Bernanos a senti cette difficulté intrinsèque de l’amour des pauvres au point d’écrire un jour : « il va nous falloir apprendre aux pauvres la pauvreté ». Je trouve cette phrase particulièrement mufle. Il faudrait, avant de donner au pauvre, être sûr qu’il mérite notre don ? Quelle horreur ! L’amour aseptisé du pauvre dans lequel le riche est sûr de gagner à tous les coups. Ca n’existe pas.

Non, autant reconnaître simplement que l’amour des pauvres est difficile, car le pauvre n’a a donner que sa pauvreté. Si nous acceptons l’ordre de l’amour (non pas l’ordre qu’instaure le sentiment amoureux, mais l’ordre objectif quoique souvent difficile à déchiffrer qui existe entre les amours), nous reconnaîtrons sans peine la hiérarchie qui existe entre eux. Il devrait être toujours plus facile d’aimer d’abord l’absolu et ensuite son image infiniment fragile : le pauvre.

Et si vous êtes de votre époque au point que Dieu vous embarrasse, alors disons qu’il devrait être plus facile d’aimer plus sa femme que la femme pauvre qui fait la manche en bas de chez vous… C’est ce que dit le Christ à Judas dans cet Evangile : « Les pauvres vous les aurez toujours avec vous, mais moi vous ne m’aurez pas toujours ». Il faut attendre notre bel aujourd’hui pour que cette hiérarchie des amours, cette raison de l’amour souvent ignorée par la raison calculatrice, nous échappe totalement.

Ajoutons pour finir que cette hiérarchie des amours n’est pas calculée (elle est incalculable) mais sentie. Pourquoi le calcul est-il impossible et la hiérarchie incalculable ? Parce qu’elle est fonction de trop de paramètres, parmi lesquels ce paramètre fluide : le temps. Pour le Christ, c’est le temps de penser à sa sépulture. Et pour nous ? Quel est le temps de nos amours ? Et spécialement en cette semaine sainte, avons nous du temps pour ce Christ qui est notre amour aujourd’hui et dans l’éternité ? Prendrons nous ce temps ?

1 commentaire:

  1. "L'avidité des pauvres" et la hiérarchie, "l'ordre dans la charité". Deux sujets qui méritent amplement qu'on en médite!
    "L'avidité des pauvres" est bien réelle. Le pauvre est d'autant plus avide qu'à la pauvreté, s'ajoute la misère, qui le rend misérable dans ses appétits, son ingratitude, sa bêtise et que sais-je? Il met des enfants au monde et leur lot sera la misère, car il ne saura pas les éduquer. Et néanmoins, nous devons aimer préférentiellement ce pauvre. Nous devons défendre la vie en sachant dans quelles conditions misérables il la donne.

    Passons de là à "l'ordre dans la charité". Etant donné ce que j'ai dit de l'amour sentimentalement injustifié qu'on doit aux pauvres, je devrais vous suivre, et Saint-thomas d'aquin, pour dire que c'est "l'amour de Dieu qui permet l'amour du prochain" et non l'inverse. Pourtant, je ne suis pas de cet avis. Car cet "ordre dans la charité" me semble une fois de plus souffrir de l'exception psychologique, angle mort du "spirituel d'abord". L'amour, échappé de la gangue du sentiment, devrait-il retourner aux eaux staggnantes de la psychologie? Est-ce dans ces eaux qu'il faut le baptiser ? Le baptiser, peut-être pas: "Dieu nous a aimés le premier" et il faut partir de là. Mais on ne peut pas aimer dieu enpremier sauf à plonger dans un profond déséquilibre, le même qui nous fait passer de l'oblatif au sacrificiel . Dans les eaux stagnantes de notre psychologie, suinte un amour misérable, mais indispensable: c'est "l'amour de nous-mêmes". C'est à cette aune que Jésus, qui était un fin psychologue, ce que ne sont pas toujours ses prêtres, nous a recommandé de mesurer notre amour du prochain. Quant à l'amour que nous portons à dieu, nous le puisons dans notre instinct, notre "fantasme" de l'absolu. Narcissisation de dieu plutôt que l'option préférentielle d'être divinisés extérieurement à nous-mêmes par cet "Hôte intérieur" Qui est "plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes"? C'est miisérable. Mais nous ne pouvons aimer que misérablement. Si nous croyons faire mieux, nous pourrions bien commettre un péché d'orgueil! Nous devons aimer Dieu à cause de nous-mêmes et grâce à Lui. La Grâce, c'est le baptême de notre misérable amour par le Premier amour. Biologiquement, naturellement, antinévrotiquement, il ne faut pas se soustraire à croire que notre amour part de nous-mêmes. Mais, par grâce, nous finissons par comprendre que la proie que la nature nous fait prendre pour l'ombre, c'est du semblant, comme diraient les enfants, c'est du chiquet, comme dirait fréel. Notre Amour part de dieu et retourne à dieu. Mais jouer le jeu de la nature en étant charnellement ppersuadé du contraire, c'est ne pas se faire Dieu avant que d'avoir été homme, ni avant que d'avoir reçu de dieu le don d'aimer comme dieu!

    RépondreSupprimer