jeudi 7 avril 2011

Vingt-cinquième billet de Carême : jeudi de la quatrième semaine

"Lorsqu'il l'eût vue, le Seigneur fut ému par la miséricorde à son sujet, et il lui dit : ne pleure pas !" Luc 7, 14

Qui dira l'émotion de Jésus ? On la voit ici, à Naïm, à propos de cette jeune veuve inconnue qui pleure son fils unique. On la voit lorsque Jésus apprend la mort de Lazare, avec ce détail : Jam foetet : "Il sent déjà". On la voit aussi lorsque Jésus remarque la foi du centurion romain avec admiration. Et encore sans doute lorsqu'il entend cette prière du tueur, du violeur que l'on appelle "le bon larron" : "Seigneur, souviens toi de moi quand tu seras dans ton Royaume -Je te le dis : ce soir, tu seras avec moi en Paradis".

Il me semble que le Christ connaît deux grandes émotions : il s'émeut devant la mort d'autrui et il s'émeut devant la foi d'autrui.

Dans la mort, ce qui l'émeut, dans les deux cas que je cite, le fils de la veuve de Naïm et son ami Lazare, ce n'est pas le sort de celui qui part, c'est la solitude de ceux qui restent. Dans la foi, ce qui l'émeut, c'est la manière dont est reçu ce don de Dieu dans une âme. Dans tous les cas, ce qui prédomine dans l'âme du Christ me semble-t-il, c'est la charité.

Mais la charité est-elle compatible avec l'émotion ? On la présente souvent de manière absolument froide, comme un service, c'est-à-dire comme une manière d'être efficace pour autrui ou bien comme la vertu de celui qui répète après Jeanne d'Arc : "Messire Dieu, premier servi". Rien de très émouvant en ces deux occurrences. Les chrétiens, pleins de bonne conscience, ne sont-ils pas en train de tuer l'émotion avec leur charité ? Il y a dans cette charité quelque chose de systématique, d'automatique, de mécanique : "Tu m'as dit d'aimer et j'obéis" comme chantent encore les Valaisans dans leur hymne cantonal.

Qu'est-ce que la charité ? En regardant vivre le Christ, nous pouvons nous en faire une idée... Ce qui frappe quiconque observe les faits et gestes du Christ, tels qu'ils nous sont si sobrement contés dans les Evangiles, c'est l'émotion qui ne s'exprime jamais mais qui n'est jamais loin non plus. Pourquoi Jésus se tait-il devant Pilate ? Pourquoi Jésus écrit-il dans la poussière alors qu'on veut lui arracher un avis sur la femme adultère ? Pourquoi Jésus chasse-t-il les marchands et les changeurs du Temple ? Pourquoi Jésus affecte-t-il à plusieurs reprises (à Cana d'abord) de repousser sa mère ? Pourquoi repousse-t-il Madeleine au Jardin, alors qu'il ne l'a pas repoussée chez Simon le Pharisien ? Dans chaque épisode de l'Evangile, on devine une émotion contenue. Jamais le Christ ne parle comme un cérébral. jamais il ne fait un cours de quoi que ce soit. C'est ce qui nous fait sentir la permanente validité de l'Evangile... L'instruction y est toujours donnée à vif. Il n'y a pas plus vivant que le Christ, parmi tous les Maître spirituels que l'on peut imaginer. Saint Pierre ne s'y est pas trompé : peu après sa passion et sa résurrection,il l'appelle, dans son premier grand discours des Actes des apôtres : "le chef de la vie". Il dit aux juifs qui l'écoutent et qui sont encore sous le choc de sa crucifixion : "C'est le chef de la Vie que vous avez mis à mort".

A travers le Christ, on comprend ce qu'est la charité : pas le blindage d'une bonne conscience ; pas la certitude arrogante de bien agir. Quand saint Thomas d'Aquin la définit, il dit : "caritas includit omnes amores". C'est dans son Commentaire du IIIème livre des Sentences, distinction 27. Traduction ? "La charité inclut toutes les amours".

Dans cette traduction, je mets le mot "amour" au féminin, comme l'exige la langue française dans un caprice bizarre lorsqu'il se formule au pluriel. L'amour du Christ est pluriel, sa charité n'est pas seulement cérébrale. Elle l'est pourtant. Elle est profondément volontaire aussi. Mais elle est en même temps infiniment accessible à tout et à tous. Elle ne compte pas. Elle ne se réserve pas. Elle ne se protège pas. Comme dit Pascal dans son Pari, "elle s'expose". Elle se donne pour se trouver.

L'émotion de Jésus devant la veuve de Naïm, misericordia motus dit le texte latin, nous enseigne l'importance de l'émotion dans notre quête de Dieu. Je sais que certains opposent sententieusement ce qu'ils nomment "la voie humide" à ce qu'ils appellent, en s'en réclamant, "la voie sèche". Mais qui a envie de prendre la voie sèche pour une autre raison que la fuite de soi ? Fuir dans l'intellect. Fuir dans la métaphysique, pourquoi pas ? Mais que ce soit provisoire. Que ce soit pour lutter contre telle fragilité ou telle déception. La voie sèche ne peut pas ignorer la voie humide, l'amour cérébral ne peut pas ignorer l'émotion ou alors il ignore et le mouvement et finalement le choix véritable.

"Je hais le mouvement qui déplace les lignes" murmurait Baudelaire. Combien lui ressemblent sans oser l'avouer ? Combien cultivent la voie sèche pour - surtout ! - ne pas déplacer les lignes ? Une voie qui ne serait que "sèche" reste virtuelle. C'est une voie que l'on dessine sur l'écran intégré de son cerveau gauche. Nos choix sont tous d'une autre nature.

Jésus lui-même, au moment du choix ultime, la dernière nuit au Jardin des Olives a voulu être infiniment accessible à l'émotion, comme pour nous montrer que son acte d'offrande, qui a été consommé déjà, et dans la plus grande impassibilité, lors de la première Messe, durant le repas qui précéda tout cela, cette offrande ne serait pas complète si elle n'était que cérébrale ou sacramentelle. Il fallait l'angoisse et la sueur de sang pour que nous comprenions que "ce n'est pas pour rire qu'Il nous a aimé" (sainte Angèle de Foligno). De même que la charité inclut toutes les formes de l'amour, de même le Christ offre au feu de l'amour sa chair meurtri, son coeur tourmenté et son esprit immuablement fixé dans le don qu'il fait de Lui-même à son Père.

Ce don total nous montre à jamais le prix qu'il attache à notre amour.

3 commentaires:

  1. Tout cela est si vrai.
    Par contre la voie sèche et la voie humide...c'est quoi cette horreur?
    (!)

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  2. Bravo : vous avez tout dit et tout ésumé dans une formule lapidaire "le Christ connaît deux grandes émotions : il s'émeut devant la mort d'autrui et il s'émeut devant la foi d'autrui."

    NB A tout hasard je signale à nos amis qu'un éditeur courageux vient de rééditer "Les Epis mûrs" de Lucien Rebatet en édition critique(25€). Je l'ai trouvé dans une librairie de la rive droite notoirement "bobo de gauche". Gageons que, bien évidemment, on ne le trouvera pas à "La Procure".

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  3. "Je hais le mouvement qui déplace les lignes" (Baudelaire). et pourtant, l'amour, c'est deux choses apparemment si contradictoires: c'est le désir de se fixer et c'est l'effet d'entraînement par lequel on n'est plus le même au point d'arrivée qu'au point de départ.

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